samedi 21 avril 2012

Live report: Om, Toulouse, 20/04/2012


On peut dire qu'on a eu du pot. Om en concert à Toulouse je n'y aurais jamais cru. Ça fait très fan-boy de dire ça, mais j'assume. Comme d'hab' on en désespérait de les voir passer au Roadburn, le festival loin, très loin, et toujours sold-out en une heure, en se disant qu'il y avait presque autant de chances de les voir enchaîner une tournée que de voir le grand sphinx Ré-Harmakis se mettre à bouger, tout cachés qu'ils sont derrière leur aura. D'ailleurs quand Kongfuzi a annoncé les dates, j'ai cru au mirage. Om à Toulouse? En vrai? Ben ouais.

A la base c'est le temple sonore de la Dynamo qui devait accueillir l'office. Au final ce sera le Saint des seins. Pas que je n'aime pas cette dernière salle mais disons qu'outre une acoustique un poil moins bonne, elle manque singulièrement de charme. L'ambiance mi-cosy mi-garage de la Dynamo eut été plus adaptée pour Om. Mais passons. Passons aussi, tant qu'à faire, sur la très étrange et inutile première partie. Je vais être franc: je n'ai même pas retenu le patronyme des locaux qui avaient la lourde tâche de chauffer la scène. Je n'ai en mémoire que des nappes mélodiques dronisantes plus ou moins répétitives et soporifiques. "On dirait le bruit de la mer" me glisse-t-on à l'oreille. Ouais, sans les mouettes mais avec les basses ronflantes pour faire la corne de brume du chalutier. On va plutôt s'exiler au dehors, le temps de se préparer pour la suite à grand renfort de, heu, hum, d'homéopathie.

Et on y est. Mise en place minimale pour Cisneros et ses officiants. Aucun aménagement notable sur scène, pas de backdrop, pas de fumée, lights minimum. Sobre, très. Trop? On ne s'en plaindra même pas, tant Om ne fait pas dans l'esbroufe. Pas besoin de tout ça. Mais reprenons: je disais "Cisneros et ses officiants" car en plus d'Emil Amos derrière les fûts, un troisième comparse s'est joint à eux en la personne du guitariste/claviériste/chanteur/bidouilleur de sons Robert Aiki Aubrey Lowe, qui apportait déjà sa touche sur God is good. Et ça y est: les amplis sont chauds, les Rickenbacker alignées sur leur rack (raaaaah!) prètes à en découdre, et la bouteille de Johnnie Walker d'Amos (seule faute de goût de la soirée) déjà entammée. Cisneros a beau se traîner un éternel air de Droopy vaporeux (l'homéopathie, sûrement), il sait comment s'y prendre pour rendre hommage au dieu Son. Et on va le voir.

Al Cisneros dans la transe électrique.

La première partie du set sera plutôt heavy, avant de basculer tout doucement dans un psychédélisme de fort bon aloi, toujours en faisant la part belle aux deux derniers albums. Nous eûmes droit –entre autres et dans le désordre- a des versions remaniées de "Unitive knowledge of the godhead" et "Bhima's theme", toute la face B de God is good, mais aussi à un inédit tiré du prochain album à sortir en juillet. Et ce "Sinaï" laisse entrapercevoir de fort belles choses en terme d'ambiances planantes pour ce prochain opus!
Que dire de plus pour une telle messe? Qu'on a eu droit à un concert où l'on fait très facilement abstraction de tout ce qui se passe autour pour se couler dans le son, ce qui est la marque des grands moments de live. On oublie tout, obnubilés par les roulements et multiples finesses d'un Amos en très grande forme, par les infinies variations d'un Cisneros écoeurant de technique et de feeling (une leçon de basse, tout simplement), mais aussi envoûtés par les petites touches apportées judicieusement par Lowe. Traficotages de sons à grands coups de pédales, effets de gratte façon orgue (!) parfaitement placés, il nous a tout fait. Même des interventions vocales divines, superposant ses harmoniques au dessus des mantras de basse de Cisneros. Bluffant. Et tout ça en gardant toujours une spontanéité purement rock. Om c'est avant tout du stoner bordel, et ils ne l'oublient pas!




Et combien de temps tout cela à-t-il duré? Hé bien… aucune idée. Vraiment. Ce n'est pas que je n'ai pas eu le réflexe de regarder ma montre, mais qu'on perd tout simplement la notion du temps lors d'une telle cérémonie. On ressort bluffés, admiratifs, avec en plus l'impression de petit privilège pour ce qu'on a vu/vécu. Finalement l'herbe est accessoire, car les mantras d'Om valent à eux seuls leur pesant d'envolées mystiques. Vous allez me dire que cela fait cliché de ressortir les mêmes termes spirituo-esotérico-patchoulis pour Om. Je vous répondrai que non, car il est rare de voir un groupe rendre aussi bien hommage à la déité cachée dans le son. Une expérience à vivre.

dimanche 15 avril 2012

Spite Extreme Wing - Ultra


Il y a des groupes qui ne font pas les choses comme les autres, et ils sont assez rares. Ceux qui ne se tiennent pas aux conventions et figures imposées du genre, qui ne suivent pas le mouvement mais leur propre voie. Spite Extreme Wing en sont.

Ces italiens sévissent depuis 1999, avec maintenant trois albums au compteur. C'est au dernier en date que je m'attache aujourd'hui. Vltra est sont petit nom, petit par le lettrage mais grand par ce qu'il implique. Mais d'abord un peu de latin: "ultra" dans la langue de Cicéron veut dire "au delà", "outre". Plus qu'un nom ici c'est un projet, celui de briser quelques barrières. Et ils vont le faire magnifiquement. D'ailleurs puisque l'on parle de Cicéron il est de la partie, cité par le groupe dans cette œuvre "où il est montré que toutes les choses humaines ne sont qu'un rêve". Voilà, le décors est installé. Rêve, illusion, introspection, voyage. Ce sera la substance de ce Vltra.



Si votre came c'est le black metal nordique, froid et minimaliste, ou le gros brutal qui tâche, ou l'orthodoxe-avec-samples-de-chœurs-qu'on-sait-pas-ce-que-c'est-mais-ça-fait-religieux, passez. Ou plutôt non, venez justement, mais en laissant vos idées préconçues au vestiaire. Spite Extreme Wing nous sert ici un black metal rapide et curieusement atmosphérique, progressif même, proche dans le son et l'ambiance d'un Seth période Les blessures de l'âme par exemple, mais avec une approche sonore particulière. Déjà les claviers sont remplacés par un multi effets analogique Roland Space Echo et guitare et basse sont branchées sur de la valeur sûre de chez Orange. Le vintage au service du futurisme, comme un symbole (je vais y revenir). Les compos sont  souvent relativement longues, variées, très chargées en mélodies aux accents folkloriques, et tous les textes sont chantés en italien. Une sacrée mixture qui prend très bien, grâce à un vrai travail de composition et d'organisation qui donne toute sa cohérence à l'ensemble. Les titres s'enchaînent pour former une suite de paysages, un panorama. Un vrai voyage.

C'est très fin, très travaillé, sans jamais sonner surfait ou trop produit. L'alchimie est réussi entre gros travail cérébral pour concevoir le tout et maintient d'une certaine spontanéité. C'est d'autant plus louable qu'au niveau des textes et de la réflexion apportée, ça vole assez haut. Pas de satânerie de base ni de délires identitaires/retrogrades comme hélas trop souvent dans le genre. Les italiens proposent à la place une réflexion à eux sur la place de l'esprit humain dans le temps et son rapport au monde. "Les choses humaines ne sont qu'un rêve" nous dit-on en préambule. Scipion, Ulysse, Mercure, archétypes des voyageurs et décideurs, invoqués au fil du texte pour peupler ce tableau des passions, des errements humains, des idoles qui tombent et d'autres qui s'élèvent. Avec constamment comme une invocation à vivre, c'est à dire à se surpasser soi même, au sens nietzschéen. Un pied dans le passé, les yeux vers le futur, c'est la place de Spite Extreme Wing. Entre évocation du passé et de l'héritage italien, emprunts littéraires à Rome et graphiques au symbolisme (pochette reprise du peintre russe Konstantin Juon), Spite Extreme Wing plante son drapeau, celui d'antimodernes en lutte contre le monde courant, cherchant à s'en échapper tout en en prenant part. Bref on sort largement des sentiers mille fois battus du black metal, tout en y étant farouchement établis mais de façon paradoxale, détournée. Adulte, si vous voulez.

Hélas on a plus de nouvelles du groupe, donné pour splitté depuis peu. A part une participation à une compilation éditée par Signum Martis (un rassemblement de groupes et artistes péninsulaires partageant les même idées) il n'y a pas eu de suite à ce Vltra, si ce n'est une réédition en grosse galette noire au tracklisting remanié et complétée de bonus. Réédition logiquement appelée Nec plus ultra. Ça leur va très bien.


Vltra est encore trouvable en vinyl chez le label: http://www.art-of-propaganda.de/

mardi 10 avril 2012

RIP Jacques Carelman (1929 - 2012)

Au rayon des illustres inconnus dont on aurait mieux fait de nous parler récemment plutôt que nous abrutir avec  la campagne merdisentielle, le football et autres sujets d'un haut interêt journalistique et intellectuel (hum), Jacques Carelman nous a quitté sans faire trop de bruit. Jacques Carelman vous me dites?


Carelman est né en 1929 et a épousé très tôt une carrière à géométrie variable: il sera tout à tour dentiste, peintre, dessinateur, concepteur de décors de théâtre, sculpteur... Acteur important mais méconnu du milieu artistique, il cotoie le Collège de Pataphysique et en (re)fondera une des branches, l'Oupeinpo. On lui doit beaucoup de choses sans savoir qu'elles viennent de lui, comme la célèbre affiche de Mai 68, celle du CRS=SS. Mais son oeuvre majeure ce sont ses livres. Après un "Petit supplément à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert", il accouchera d'un "Catalogue des timbres-poste introuvables" et surtout du "Catalogue des objets introuvables" qui feront sa renommée. Calqués sur les anciens catalogues de la manufacture d'armes et de cycles de St Etienne, les catalogues de Carelman ne sont rien d'autre que des chefs-d'oeuvre d'humour absurde, où l'auteur détourne des objets usuels, les modifie, dans un grand n'importe quoi où l'irrationnel se mélange à la logique la plus extrème... et à la poésie.

Ceci est un vélo. A escaliers.
Dans ses catalogues -à la présentation rigoureuse et empreinte d'un grand serieux de façade- la frontière entre réalité et absurde s'efface. Il utilise l'humour le plus décalé pour tordre les conventions et porter un regard nouveau sur notre quotidien. Il met la logique à l'épreuve du rire. Le dicton Shadok dit: "S'il ny a pas de solution, alors il n'y a pas de problème". Carelman en revanche invente des solutions à des problèmes qui ne se posent pas, mais pourtant paraissent évident à la vue de ses "objets introuvables". Un lavabo vertical pour prendre moins de place dans les petites salles de bain? Un fusil à canon sinusoïdal pour chasser le kangourou? Une échelle pour cul-de-jatte sans barreaux horizontaux? Dans les Catalogues l'impossible devient réel, l'idiot devient lumineux. Et on se prend à souhaiter que ces objets existent pour de vrai.
 
Pourquoi parler ici de Carelman? Parcequ'il fût un poète d'un genre de plus en plus rare. Un poète subtile qui détournait les codes avec intelligence pour nous inciter à remettre en question les normes habituelles. Ce génie modeste était un peu à la sculpture et au dessin ce qu'un Bobby Lapointe était aux mots. Un artiste décalé, absurde, parfois grivois voir provoquant, mais qui démontait et recréait les acquis avec une intelligence rare. Feuilleter ses Catalogues et se laisser prendre au jeu, c'est un peu une façon indirecte de pratiquer la pensée latérale. Et ça, dans des temps comme les nôtres où l'on uniformise tout, où on fait tout rentrer dans le même moule au nom de l'égalitarisme, ça fait du bien.

Jacques Carelman, le pataphysicien, le détourneur de sens, nous a quitté un 30 mars. Inertie médiatique oblige, sa mort a été annoncée le premier avril. Ca aurait pu être une de ses meilleures blagues. Il aurait même pu en faire un calendrier à sa façon. 
Salut l'artiste, et merci.

lundi 9 avril 2012

Livre: Luigi Russolo - L'art des bruits (1913)


Qu'ont en commun Igor Stravinski, Sonic Youth, Piet Mondrian, Pierre Henry, Einstürzende Neubauten, les futuristes italiens, les musique concrète, indus, noise ou electro? Une influence commune et considérable: un livre, L'art des bruits.



Ce petit manifeste, on le doit à un homme: Luigi Russolo. Cet artiste protéiforme italien est né en 1885, dans une famille de musiciens. Il s'oriente initialement vers le violon avant de plaquer la musique pour choisir la peinture. C'est au sein du courant du futurisme qu'il va débuter sa carrière. Ami des fondateurs du mouvements, Boccioni et Marinetti, il partage avec eux le même rejet de la tradition, la même insoumission à l'orthodoxie artistique du début du siècle, et la même fascination pour les machines, la science, le progrès. Il co-signera d'ailleurs plusieurs manifestes.

Une de ses première oeuvres: Dynamisme d'un train, 1912.

Mais c'est avec la redécouverte de la musique qu'il va se faire connaître et passer à la postérité. A l'origine il prend la défense de son ami, le musicien futuriste Balilla Pratella, dont les concerts déclenchent polémiques et empoignades. De là naîtra une réflexion sur l'origine même de la musique. A un monde antique qui n'était "que silence", si l'on excepte les bruits de la nature, Russolo oppose le monde nouveau né au XIXème siècle: celui des usines, des machines, le monde du bruit. Et d'en tirer une conclusion: le progrès scientifique et industriel a révolutionné le monde auditif de l'homme, lui a ouvert les portes d'une infinité de sons nouveaux, de fréquences sonores inconnues, qui se doivent de servir de matériau brut pour l'établissement de nouvelle règle harmonique, d'une nouvelle musique. "L'art musical rechercha tout d'abord la pureté limpide et douce du son. […] Aujourd'hui l'art musical recherche les amalgames de sons les plus dissonants, les plus étranges, les plus stridents. Nous nous approchons ainsi du son-bruit. Cette évolution de la musique est parallèle à la multiplication grandissante des machines qui participent au travail humain. Dans l'atmosphère retentissante des grandes villes […] la machine crée aujourd'hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, par sa petitesse et sa monotonie, ne suscite plus aucune émotion."
Pour Russolo, l'oreille d'un homme du passé n'aurait pas supporté la stridence et la clameur des machines. Mais parce que celle de l'homme des XIXème et XXème siècles s'y est habitué, il faux intégrer ces "sons-bruits" au solfège pour en faire le "bruit musical".

Le petit manifeste de Russolo paraît en 1913. Il fera parler de lui, mais pas autant que les concerts que l'homme met au point! Il fait en effet fabriquer une série d'instruments d'un genre nouveau, les intonarumori ou "joueurs de bruit", et développe en parallèle un nouveau solfège et une nouvelle méthode pour composer et écrire des partitions. Une démarche intégrale qui sera la base de la musique bruitiste. Ses caisses à bruit sont censées reproduire les bruits de la vie courante et urbaine, et en retirer une nouvelle harmonie, créer de nouvelles émotions. Quitte à faire pour cela table rase du passé: dans sa conclusion, Russolo affirme que les compositeurs doivent non seulement aller de plus en plus loin dans l'utilisation des dissonance mais qu'ils doivent même remplacer instruments et orchestres traditionnels –dont la variété de son est jugée trop restreinte- par des machines reproduisant à loisir l'infinité des bruits. Pour en retirer de nouvelles émotions, les émotions d'un monde et d'un homme nouveau. "Chaque son porte en soi un noyau de sensations déjà connues et usées qui prédisposent l'auditeur à l'ennui […]. Nous en sommes rassasiés. C'est pourquoi nous prenons infiniment plus de plaisir à combiner idéalement des bruits de tramways, de voitures et de foules criardes qu'à écouter encore l' "Héroïque" ou la "Pastorale" ".

 Les intonarumori de Russolo.

Russolo donne son premier concert à Milan en 1914. Parmi les compositions jouées, "Reveil d'une ville" et "Congrès d'automobiles et d'avions". Il remet ça en 1921 à Paris, devant un parterre de choix (Stravinski, Mondrian, Revel ou encore Claudel sont dans la salle)… et déclenche une émeute! Mais l'expérience s'arrêtera là et il sombrera vite dans l'oubli. D'abord écarté du mouvement futuriste à cause de son rejet du fascisme, il retournera à la peinture avant de décéder en 1947.

Oublié Russolo? Certainement pas! Si les rares enregistrements de ses intonarumori n'ont guère laissé de trace, ses concepts et sa démarche ont influencé un nombre incalculable d'artistes dans la deuxième partie du XXème siècle. D'abord les défricheurs des musiques expérimentales et concrètes. Puis l'indus, l'electro, la noise… jusqu'au rock. Recherche de la dissonance, utilisation harmonique des larsens ou saturations, éclatement des structures musicales, incorporations de bruits jusqu'au sampling ou aux field recordings qui ne sont que la continuation logique de son travail… on lui doit un peu tout, directement ou indirectement. Certains dans le milieu de l'electro utilisent encore sa méthode d'écriture de partitions, parfois sans le savoir puisque des logiciels de composition en sont dérivés. Une œuvre de déconstruction/reconstruction non seulement de la musique, mais surtout de notre propre rapport au son, donc au beau. Parce que -en bon futuriste, c'est à dire un peu en terroriste créatif- Russolo ne voulait pas uniquement créer un art nouveau, ni seulement la bande-son de la société moderne, mais de façon générale ouvrir les oreilles et les esprits et stimuler par la musique-bruit l'âme et l'intellect. Sans prendre de gants.

"Sortons vite, car je ne puis guère réprimer trop longtemps mon désir fou de créer enfin une véritable réalité musicale en distribuant à droite et à gauche de belles gifles sonores, enjambant et culbutant violons et pianos […]! Sortons!"

Longtemps introuvable, L'art des bruits a été réédité en français aux éditions Allia (48p, 6,10euros).